Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les fringues. Sans pour autant être une lectrice assidue de Vogue ou une obsédée des défilés de mode, esthétique que j’ai toujours trouvée assez insaisissable,  je me suis surprise, au fur et mesure des années, à aimer chiner mes habits et chercher à aborder des styles de plus en plus osés. Je les voyais comme des miroirs de ma personnalité, un moyen d’expression parfois un peu rocambolesque, comme le seraient des humeurs changeantes. Ils m’ont accompagné dans beaucoup de phases, d’abord un rien conservatrices, marquant mon entrée à Sciences Po et mes premiers pas dans le monde du travail à l’ONU, dont je garde encore comme vestiges civilisationnels une déclinaison de blazers en tout genre, de cols Claudine et de jupes taille hautes. 

Puis, arrivée à Genève, propulsée dans le monde des beaux-arts par mes colocs, et mes nouveaux amoureux.ses, j’ai ensuite opéré un virage à 180 degrés et tâter de la pointe de l’orteil gauche la mode considérée par certain.e.s comme « hipster » mais que je préfère dire « alterno »: exit les blazers, hello les sacs à dos et les vestes oversizes vintages. Mes tops se sont « cropés », mes pantalons « taille hautés », mes chaussures « basketisées » et « plateformées ».

Accompagnés de tattoos et même d’un septum percé, j’ai émancipé mon style en même temps que ma vie, en exploratrice libre d’une nouvelle esthétique, bien plus proche de ma véritable personnalité.

Et j’ai, dans ce processus, sans vraiment m’en rendre compte, acquis un nombre considérable de pièces unisexes ou, du moins, de vêtements masculins ou entendus pour des hommes, que je n’aurai osé porter auparavant.  Car après tout, pourquoi pas ? Rien ne me semblait hors limite.

Au même moment, des grandes enseignes commençaient à sortir des collections « unisexe » et « gender neutral », il y avait donc un business derrière l’égalité dans la mode, qui a commencé à me poser question. Comme prise d’une soudain doute, d’un tournis existentiel, un peu comme quand on se rend compte de sa place ridicule dans le cosmos ou de l’étendue des fonds marins encore non explorés, j’ai fini par tout déconstruire et me demander : mais en fait c’est quoi s’habiller comme un garçon ou comme une fille ? Pourquoi a-t-on un jour décidé de genrer les couleurs ? Qu’il.elle se dénonce celui.celle qui a décidé que la jupe serait finalement un vêtement féminin? Pourquoi l’égalité passe-t-elle aussi par la manière dont on s’habille ? Pourquoi les hommes ont-ils si peur d’être féminin et à l’inverse pourquoi les femmes assument-elles davantage d’être masculines? Plus généralement : la mode rattrape-t-elle enfin notre attitude changeante vis-à-vis du genre ? 

Tu savais que ton grand-père était habillé en robe blanche quand il était bébé?

Je dois commencer par dire que cet article m’a transformée en véritable détective de la mode, genre Jessica Jones de l’histoire du béret et de la babouche, qui m’a d’abord fait remonter dans le temps (et m’a offert une distraction à ma condition de toast grillé en ce mois de juillet caniculaire). 

Un voyage temporel donc lorsqu’en en parlant à mon père, il a démonté mon argumentaire en m’expliquant que l’évolution de la relation genre/mode n’était pas linéaire, puisque lui portait des vêtements blancs unisexe lorsqu’il était bébé et son père des petites robes. Le lien qui m’est venu en tête immédiatement ne lui a pas du tout plus, en termes de comparaison d’époque : dans l’antiquité c’est vrai que les mecs portaient des toges, et que tout le monde se baladaient l’entrejambe aéré. Ce  qui est genré à une époque, ne l’est donc pas forcément à toutes les époques du fait de l’évolution culturelle, voire religieuse, de la vision que nous avons de l’esthétique, de notre propre corps et de l’image que nous renvoyons. Ma mère a surenchéri que les mouvements féministes de son époque avaient commencé, bien avant moi, à appeler à se réapproprier des codes masculins et que mon style d’ailleurs était surtout un condensé des années 80 et 90. Bref nous n’avions rien inventé. Pourtant, une tendance se dégageait déjà : les femmes dans leur élan d’indépendance s'appropriaient des attributs masculins, plutôt que l’inverse. 

Un voyage culturel ensuite, car force est de constater également que l’esthétique peut être tellement liée à la tradition et la culture, que la mode n’est bien sûr pas la même partout dans le monde, et notre manière de « genrer » non plus.  Là encore cependant, une tendance se dégageait lors de mes nombreux voyages pour le boulot. J’observais un lien entre l’occupation de l’espace urbain et la présence des femmes dans la société en général et le port du pantalon pour ces dernières, plus généralisé en Asie du Sud Est, et bien plus rare dans certains pays d’Afrique. Par ailleurs, dans ce monde globalisé, il était courant que ce soit tout de même de grands géants qui donnent le ton de ce qu’il fallait porter, et il n’était pas étonnant de retrouver des gens en Nike un peu partout.  Mais enfin, mon enquête s’est essentiellement concentrée sur les sociétés occidentales, que je connaissais davantage et dans lesquelles j’évoluais.

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Mais pourquoi donc « genrer » les vêtements, les coupes, les couleurs?

L’histoire de mon père en culotte courte blanche unisexe, m’a conduit à commencer mes recherches par la plus célèbre dichotomie des couleurs, qui continue à faire parler d’elle aujourd’hui: garçons en bleu VS filles en rose.

C’est ainsi que je suis tombée sur un article du Smithsonian, qui explique qu’une étude réalisée par Jo B. Paolleti en 2011 place l’arrivée du rose VS bleu à la fin des années 80. Si auparavant les enfants étaient tous.tes. en blanc et en robe pour des raisons pratiques (ça se lave bien et on peut les changer facilement), selon l’historienne, notre envie de distinguer les enfants en fonction de leur sexe/genre viendrait en réalité de l’amélioration des techniques d’échographie à partir de 1985 : s’il était difficile avant ça de donner le sexe du bébé, il était désormais possible de l’annoncer, et ce avant la naissance. S’en suit un mouvement marketing et publicitaire, qui a choisi pour nous une couleur pour chaque genre. Ces fameuses couleurs, en réalité, n’ont absolument aucune importance (ça aurait pu être l’inverse), il s’agissait avant tout de chose de pouvoir différencier les enfants, identifier rapidement les produits du bon genre pour la préparation de leur chambre, des faire-part etc. Et s’assurer que les enfants jouent avec les bons jouets, portent les bons habits qui les confortent dans leur genre et ne les rendent pas confus·es quant à leur identité. En somme, un grand mouvement de libération.

S’il n’est plus particulièrement transgressif pour un homme de porter du rose, et très courant pour une femme de porter du bleu, je vous conseille de parler deux secondes à des gens qui vont avoir des enfants pour vous rendre compte de l’immensité de cette dichotomie à un plus jeune âge. 

Prenons ensuite l’argument physique que j’ai déjà entendu : « oui mais les hommes et les femmes n’ont pas le même corps, donc ils ont besoin de vêtements différents ». Vraiment ? Sommes-nous si différents que Juliette et Michael ci-dessus ne pourraient pas porter les mêmes lunettes (du fait de la différence de virilité entre leurs nez surement). Bien sûr, certaines différences de coupes correspondent à des raisons pratiques (plus ou moins de place à l’entrejambe par exemple ou une braguette – quoique ça peut toujours servir à tout le monde) et de physiologie (hanches VS ventres, en fonction de la réalité de notre meilleure pote à tous.tes : la prise de graisse). De même une histoire de taille entre en jeu : les hommes sont, en général, de corpulence plus importante, plus grands et plus lourds. Les tailles sont donc plus grandes au rayon homme.

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La masculinité et la féminité sont-ils des concepts si fragiles, que nous n’oserions nous en éloigner même l’espace d’un instant?

En réalité, il serait très difficile de défendre que les coupes genrées que nous arborons soient véritablement liées à des caractéristiques physiques différentes entre les genres. Elles sont principalement liées à des questions de style et de socialisation. Les femmes peuvent davantage montrer leur ventre et leur jambe par exemple (crop top, taille basse, jupe, robe, allant même jusqu’à une offre plus importante de sandales) et les hommes sont cantonnés à des coupes plus droites, plus couvrantes, plus conservatrices. Et l’inégalité, bien qu’elle soit à différents niveaux, va ici dans les deux sens. En cantonnant encore et toujours les femmes à des attributs physiques qu’elles seules peuvent montrer, on en fait encore une montagne de sexualisation. Si tout le monde, hommes et femmes, avaient la véritable liberté si l’envie leur en prenait de mettre un mini poum-poum short, ou oserais-je même dire une petite jupe saillante, et pas simplement les écossais le jour de leur mariage et les munichois à l’Oktoberfest, peut-être bien qu’on se ferait moins siffler en rentrant de soirée ou qu’on tirerait moins sur nos jupes dans la tram/métro/bus/avion/navette spatiale, par peur de montrer trop de peau.

De la même manière, les hommes qui mettent des choses courtes, ou des coupes considérées féminines sont rapidement mal vus, jugés pour leur manque de masculinité, et sûrement homos dans l’imaginaire collectif. A ce sujet, je vous conseille l’hilarant sketch de Tristan Lopin sur le mini-short.

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Et en voyant tous ces hommes en train de suer en costume par canicule, ça me laisse songeuse. La masculinité et la féminité sont-ils des concepts si fragiles, que nous n’oserions nous en éloigner même l’espace d’un instant, avec un haut un peu court et un pantalon un peu boyfriend ? Liberté, je n’écris pas encore ton nom.

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Pouvoir mettre ce qu’on veut, peu importe son genre, est un BIG DEAL

Parce que notre esthétique personnelle peut être un miroir de qui nous sommes. Et gommer les différences permet de réduire les inégalités. Attention quand je dis gommer les différences, je ne veux pas dire tous.tes s’habiller pareil, je veux dire avoir la liberté de porter ce que l’on veut sans se retrouver à devoir essuyer les regards désapprobateur des passants. Pour l’instant, je note que cette liberté est encore majoritairement prise par les « queers ». Parce qu’ils.elles évoluent déjà hors des normes, et se retrouvent plus libres de naviguer entre masculins et féminins. 

Il y a, en parallèle, un shift générationnel évident dans notre considération de ce qu’est le genre. Une étude conduite par la Fawcett Society en 2016 montre que 65% des plus de 65 ans pensent que le genre est binaire, contre 44% des 18-24 ans.  Ce que sont vraiment la masculinité et la féminité pose finalement question, en tant que construction sociale et personnelle. Si l'on considère de moins en moins le genre comme binaire, mais comme un spectre, une mode masculine pour homme VS une mode féminine pour femme paraît de plus en plus dépassée.  Il est donc naturel qu’avec de nouvelles générations de designers, on voit apparaître de moins en moins de styles « genrés » dans le futur.

Jouer avec les codes du genre n’est pas quelque chose de nouveau pour certains grands créateurs. Prada avait déjà commencé en 2010 et Jean-Paul Gaultier et Alexander McQueen le font depuis plus longtemps encore. Ce qui est nouveau, c’est qu’une dichotomie homme/femme tranchée apparaît de moins en moins visible. Il ne s’agit plus d’une offre duale, d’une séparation entre les modèles, mais d’une union du féminin et du masculin dans une seule mode, une seule approche pour tous.tes. 

Mais que se passe-t-il lorsqu’on s’éloigne des défilés de mode, milieu très ouvert à ce niveau-là ? Certaines grandes marques suivent la tendance en lançant des collections unisexe (comme H&M), initiative que je salue, mais qui consiste quand même encore essentiellement à mettre des femmes en pantalons, plutôt qu’à voir des hommes s’approprier des codes féminins. On joue plutôt sur des matériaux, des coupes et des couleurs neutres. Mais c’est un premier pas!

Dans la vraie vie de tous les jours cependant, il est encore très difficile de remettre en cause les codes esthétiques féminins et masculins, de l’achat à l’utilisation. Antoine Montessuit, un ami d’amie me raconte ce qui lui est récemment arrivé à ce sujet :

Je voulais le tester par moi-même. Et pour ça j’avais besoin d’un pote un peu aventurier

J’avais envie de confronter mon vécu avec celui d’un garçon, avoir son point de vue. J’appelle donc mon alter-égo de la mode, celui avec qui j’aime le plus au monde parler tendance imprimés, french-tuck et fripes vintage, mon pote Kaushik.

J’explique donc à Kau mon plan, déjà enthousiaste. « Tu vois moi je te passerais des fringues, toi tu me préparerais des looks aussi, et on prendrait des photos. On pourrait aussi essayer des vêtements unisexes ? » Il me répond avec une candeur infinie « unisexe ou pas, à partir du moment où je le porte c’est que c’est aussi pour homme non ? ». Encore un choc: c’est comme si j’attendais d’avoir l’absolution du mot « unisexe » pour pouvoir porter ce que je voulais, mais il avait absolument raison, et on s’est tous les deux vite rendu compte que même sans faire de shopping, on avait déjà dans notre garde-robe une grande majorité de vêtements qu’on pouvait s’échanger. Finalement ce n’est pas tant la mode unisexe qui nous a intéressée, mais c’est de porter des vêtements pensés pour d’autres genres « à la base »,  sans que ce soit forcément vu comme subversif.  

Kau me dit alors qu’il connaît l’endroit parfait pour essayer des vêtements dans cet esprit: le Laboratoire, à Lausanne. J’y rencontre Maryll, tout sourire au milieu de sa boutique bien stylée, qui m’explique que «unisexe c’est bien, mais je crois qu’il s’agit plutôt de manière générale que chacun.e puisse choisir ce qui lui plait. Peu importe pour qui la pièce a été pensée à l’origine. Je pense qu’on se dirige de plus en plus vers une plus grande tolérance et ouverture d’esprit face aux choix et goûts de chacun.es... et heureusement ! Au Laboratoire, on explique aux client.es. qu’il faut qu’ils.elles choisissent ce qui leur parle.» Effectivement, Kau et moi évoluons sans difficultés au milieu des rayons, choisissant les mêmes tenues l’un pour l’autre, associant vêtements féminins et masculins, jouant sur les couleurs et les coupes, sous le regard pro de Maryll et absolument acceptant des autres clients. Une véritable bouffée d’air frais.

Quelques leçons tirées de cette journée :

• Les différences physiques qui pourraient exister entre hommes et femmes ne justifient pas les différences vestimentaires. Les coupes sont plus lâches chez les hommes, mais de manière générale, il était facile d’être à l’aise dans tous les vêtements. Si tant est que toutes les tailles existent aussi bien pour les femmes que pour les hommes, ce qui n’est pas encore gagné ;
• La plupart des habits unisexes demeurent plutôt « masculins ». Il n’est pas encore intégré dans l’imaginaire collectif que des hommes puissent (sans faire ce qu’on appelle du gender-bending) s’habiller en « femme » ;
• Séparer les rayons masculins et féminins est sûrement pratique pour trouver vite ce que l’on cherche, mais segmente les genres et accentue la surprise des gens, voire leur jugement, lorsque l’on ose essayer et/ou acheter des fringues au rayon de l’autre genre ;
• Enormément de marques disposent de vêtements qui seraient portables par tous les genres, mêmes si elles ne le communiquent pas comme tel. Il faut oser prendre la liberté d'aller voir au rayon des autres, vous y trouverez des pépites. Les phrases "ah mais c'est pour hommes" ou "ah mais c'est pour femmes" ne devraient avoir aucun sens;

Au terme de cette journée, je me suis surtout rendue compte que ça demandait encore du courage d’oser tout porter, d’assumer une certaine androgynie et de voir la mode comme un terrain de jeu. Kau m’a impressionné par son assurance, et ce, quelle que soit la longueur de son short et quelques soient les regards posés sur lui. Au contraire, je l’ai vu s’affranchir, je l’ai vu libre. Au delà du masculin, au delà du féminin, juste un couple de potes “badass” enivré·e·s de cette excitation de n’être limité·e·s par rien ni personne, y compris eux·elles-mêmes.

Merci à Kau d’avoir posé, à Sandrine pour le photoshoot et au Laboratoire de nous avoir hosté·e·s ❤️