Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility

Ecriture inclusive : Et si le verbe était au commencement du patriarcat ?

Ecriture inclusive : Et si le verbe était au commencement du patriarcat ?

Un article de
Etienne Germain

Et si le Verbe était au commencement du patriarcat ? Aurélie nous éclaire sur le rôle de la langue dans la construction du sexisme et sur le pouvoir de l'écriture inclusive comme un outil d'émancipation. Parce que c'est avec les mots qu'on pense et avec les pensées qu'on change le monde. Mais avant qu’Aurélie nous livre son analyse de spécialiste de la linguistique, commençons avec une petite vidéo de Noémie Delattre qui nous parle de la langue française :


Bonjour Aurélie ! Peux-tu te présenter à notre audience ?

Je suis enseignante-chercheuse à l'Université de Neuchâtel et je suis spécialiste en linguistique variationnelle, c'est-à-dire tout ce qui sort de la norme que l'on nous enseigne à l'école, par exemple les termes de français local, les patois romands, le « parler jeune », le langage SMS ou encore les Emojis. En un mot, je travaille sur la langue d'usage, qui diffère de la langue standard.

La langue est fondamentalement une question de pouvoir: qui décide quelle est la norme? Ainsi dans une société patriarcale qui ne reconnaît pas les noms féminisés des professions, qui existaient pourtant avant le 17e siècle, le langage est le reflet de cette vision sexiste. C'est cette vision sexiste et cette notion de pouvoir qui expliquent aussi les crispations qui existent autour de l'écriture inclusive. 

Mon travail, avec ecriture-inclusive.ch, est de transmettre des outils simples à appliquer quel que soit notre engagement politique, vulgariser des choses qui peuvent sembler compliquées et qui restent fortement émotionnelles... Ce qui n'est pas toujours évident ! 

Nous nous adressons au plus grand nombre, pour les textes de tous les jours, par exemple ceux des communes ou des entreprises pour des offres d'emploi, des circulaires ou des réglementations. Je leur explique comment on peut faire pour inclure la moitié des personnes concernées, qui sont des femmes, en adoptant un langage inclusif. 

Les personnes qui assistent à nos formations ont en général beaucoup de questions, elles sont souvent inquiètes à l'idée de devoir changer leur manière d'écrire et s'imaginent à tort que l'écriture inclusive est compliquée. Toutefois, nous constatons que notre clientèle remet volontiers leurs automatismes en question et que cela ne coûte rien, par exemple dans le cadre d'une offre d'emploi, d'éviter une formulation comme « Nous recherchons un ingénieur, il travaillera avec le chef forestier». Au contraire, si les femmes se sentent concernées par l'annonce, le service communal aura plus de candidatures et plus de chance de trouver la personne idéale pour ce poste ! 

Peux-tu donner quelques exemples de la façon dont on peut manier la langue pour permettre à tout le monde de se sentir inclus et concerné ?

Ce sont des outils concrets, ce n'est pas compliqué! Par exemple, on peut utiliser l'écriture épicène, où l'on va préférer une notion neutre (l'audience plutôt que les lecteurs par exemple, ndrl), le point médian (les lecteur·rice·s) ou la répétition (les lecteurs et les lectrices). Il existe plusieurs façons de faire, ainsi chacun peut trouver ce qui lui convient le mieux et on peut aussi bien sûr utiliser plusieurs techniques.

L'idée est de convaincre les gens par des cas pratiques qui sont tirés de leur quotidien professionnel. On va par exemple utiliser des textes communaux déjà publiés dans le passé pour voir ensemble ce qui pourrait être amélioré pour que la majorité des personnes soit concernée dans les prochaines publications. Nous voulons surtout convaincre que l'écriture inclusive est simple et pragmatique. Nous ne sommes pas dans une démarche de débat, qui est par ailleurs nécessaire aux niveaux linguistiques, politiques et émotionnels, mais nous, nous adoptons plutôt une démarche qui vise à transcender les divergences et à faire de la pédagogie. Les gens ont en général vaguement entendu parler de l'écriture inclusive mais nous sommes là pour montrer très concrètement ce qu'il est possible de faire et pourquoi nous souhaitons promouvoir ces outils. 

Les réactions de l'Académie françaises, de certain·es professeur·es et de nombreux commentaires dans les média sont épidermiques sur ce sujet de l'écriture inclusive. Comment expliques-tu la virulence de ses opposants qui l'accusent de détruire la langue française ?

La norme enseignée à l'école et les avis de l'Académie française ont leur utilité au niveau social : savoir bien parler, savoir écrire avec une orthographe correcte, tout cela permet de différencier les individus sur l'échelle sociale. Les règles de la langue visent aussi à définir la place qu'on veut donner aux femmes : la phrase « Cent femmes et un chien sont revenus de la plage » s'accorde ainsi au masculin. « Le masculin c'est le neutre, c'est comme ça » nous dit l'Académie. Cela reflète une vision passéiste et sexiste de la société !

Aujourd'hui, les mentalités évoluent et demandent de s'adapter. Cela me fait toujours rire d'entendre l'expression « parler la langue de Molière » qui désigne le  « bon français » ! On ne sait guère comment Molière parlait, n'ayant à disposition de sa part que des écrits travaillés au niveau littéraire, normés pour le théâtre, avec des rimes, ce qui n'est pas du tout représentatif d'une langue orale ! Et il est bien clair que plus personne ne parle comme ça aujourd'hui ! 

On reproche souvent à l'écriture inclusive d'être féministe et agressive. On lui reproche aussi souvent de n'être qu'un gadget alors qu'il y a d'autres combats plus importants. Pour moi la lutte pour l'égalité des sexes est bien loin d'être terminée et elle doit se mener sur tous les fronts. Au-delà de l'écriture, l'égalité des genres peut aussi se traduire dans le langage visuel. Par exemple, le projet mis en place à Genève incluant des personnages féminins sur les panneaux de signalisation adresse les problèmes de la représentation et de la place des femmes dans l'espace public (vidéo ci-dessous). Je trouve qu'il s'agit d'une idée géniale car c'est une toute petite chose mais qui a un impact important ! En tant que femme, on se dit enfin qu'on est la bienvenue dans l'espace public. Cela remet aussi un peu en question nos habitudes de nous identifier à des silhouettes masculines dans la rue, des héros masculins dans les livres d'aventure etc. 


Tu penses donc que le langage que l'on choisit d'adopter peut changer notre société ? 

Ce dont je suis convaincue c'est que la langue reflète une société. Si un mot n'existe pas on ne peut pas se le figurer. L'histoire du chirurgien est un exemple saisissant. Un père et son fils sont en voiture et ont un grave accident. Le père meurt sur le coup tandis que le petit garçon est emmené aux urgences. A l'hôpital, le chirurgien-chef à qui est confié l'enfant s'effondre : je ne peux pas l'opérer, c'est mon fils. ». 

A la lecture de cette histoire, les gens sont en général confus•es et recherchent des explications comme celle d'un père adoptif, tout le monde se pose des questions et peine à comprendre que le chirurgien-chef est tout bonnement la mère du garçon. En effet, le mot « chirurgienne » n'existe pas, tout comme le mot « cheffe » et cela participe à la peine que l'on a à imaginer une femme pratiquer des opérations chirurgicales. On va au contraire se figurer tout de suite et forcément qu'un chirurgien-chef est un homme. Si l'on avait le mot chirurgienne, on aurait compris immédiatement qu'il s'agissait de la mère de l'enfant.

D'autres exemples montrent comment la langue reflète le sexisme: un homme public est un politicien, une femme publique est une prostituée. (Note de la rédaction : l'exemple cité par Aurélie n'est pas isolé, au contraire, il s'agit d'un phénomène récurrent dans la langue française comme le démontre très bien Catherine Arditi dans la vidéo ci-dessous.)


L'utilisation des termes « le Président », « le Docteur », « l'auteur » ou « le Ministre » pour désigner des femmes me choque toujours. Evidemment il s'agit toujours de titres prestigieux, lorsque l'on parle de caissières ou d'infirmières on a aucun mal à féminiser ces mots !

En Suisse, nous sommes assez en avance par rapport à la France : la féminisation des noms de métiers ou l'écriture inclusive sont par exemple déjà mis en place via des avis dans les administrations au niveau Fédéral, dans les Universités, dans certains cantons comme à Neuchâtel. C'est le cas à la fois pour la langue allemande et le français. 

D'autres langues semblent moins sacralisées que le français. Par exemple, en Suède, un nouveau déterminant « neutre » a été inventé ce qui pose une question pertinente : au final est-il vraiment toujours important de prendre en compte et de stipuler le genre de la personne à qui l'on s'adresse ?

L'anglais quant à lui est largement moins genré, la plupart des mots sont neutres, comme « a doctor » ou « a friend ». En anglais ou en italien, il y a des commissions qui travaillent sur le genre mais il y a beaucoup moins de crispation autour de la recherche du maintien de la pureté de la langue. 

En 2019, le dictionnaire américain Merriam-Webster a intégré le pronom neutre « They » pour désigner les personnes non-binaires et l'a même consacré Mot de l'Année, entérinant un usage de longue date.  Comment évolue la langue française à ce niveau et comment intègres-tu la question de l'inclusion des genres, au-delà de l'égalité femme-homme dans tes formations ?

Actuellement, nous le mentionnons, mais il s'agit d'un sujet assez nouveau en Suisse. L'usage du terme « iel » est encore restreint aux milieux activistes mais de plus en plus de journalistes commencent à l'utiliser à leur tour. Il est en train de rentrer d'entrer progressivement dans l'usage. Selon ma collègue Marinette Matthey, il y a véritablement un lien entre la vie quotidienne et la langue : plus on mentionne une notion dans la langue, plus elle va s'inscrire au niveau de la vie quotidienne mais à l'inverse également, plus les mentalités évoluent, plus la langue va le refléter. 

Quel conseil peux-tu partager avec nos lectrices et nos lecteurs qui auraient envie, comme toi, de mener des actions pour impacter les questions du genre+ comme Ecriture-inclusive ?

Mon conseil serait de sortir des frontières de son milieu social et professionnel. Dans notre équipe, nous sommes tous universitaires, en thèse ou déjà diplômé·es et nous avons tenté de trouver des stratégies et de développer notre communication vers des milieux éloignés de ceux dans lesquels nous évoluons dans notre quotidien. C'est intéressant à la fois pour nous d'être sur le terrain et de sortir de nos habitudes universitaires et pour les gens qui ont besoin d'aide sur des sujets très concrets grâce à nos compétences.

Pour conclure, quels sont tes projets pour l'avenir ?

Nous lançons label-inlusif.ch pour que les entreprise ou les communes qui suivent nos formations puissent faire vérifier que nos propositions soient mises en place et appliquées et visibiliser leur engagement. Nous poursuivons aussi bien sûr nos formations et notre mission d'encourager et de diffuser l'écriture inclusive qui n'est pas si effroyable ou diabolique, bien au contraire, elle est positive et bienveillante car elle intègre tout le monde !

Ressources supplémentaires

  • "Genève féminise la moitié des panneaux de ses passages piétons" : lire l'article
  • 250 panneaux de signalisation féminisés : voir la vidéo

Pour ne rater aucun article:

Je m'abonne

D'autres articles